Docteur Alain CAPO-CHICHI est spécialiste de la prospective et de l’innovation, Membre associé de la Chaire UNESCO sur les TICs de l’université de Bordeaux et ancien Coordonnateur Chargé de l’innovation du Programme thématique de recherche TIC du CAMES. Il est également officier de l’Ordre des palmes académiques du CAMES.

Question 1 : Dr Alain CAPO-CHICHI, quelle lecture faites-vous de la situation de crise à laquelle fait face le monde aujourd’hui ? En quoi consiste une crise en réalité et comment est-ce qu’elle se manifeste ?
Dr Alain CAPO CHICHI : Une crise peut se caractériser par une situation, un vécu de blocages, de souffrances, d’incertitudes. Elle est visible actuellement dans la mesure où nous observons que nos marchés, nos aéroports, nos maquis sont fermés ; nos déplacements limités, notre vie sociale régulée, l’activité économique bloquée, le nombre de morts et de personnes infectées en constante augmentation : on parle de près de soixante mille (65.000) morts et près d’un million (1.000.000) de personnes infectées. Il s’agit d’une crise mondiale, car elle touche presque tous les pays et ce n’est que la partie visible de la crise. Il y a une autre partie invisible qui apparaîtra à court, moyen ou long terme.
De mémoire d’homme, c’est la plus grave crise après la Deuxième Guerre mondiale. Cette crise déjà sanitaire va entraîner des crises économique, sociale, humanitaire, sécuritaire et même politique. En tant que spécialiste de la prospective, il importe de sensibiliser les différents acteurs, les individus, les entreprises et même les gouvernements, afin qu’ils anticipent et planifient, car la crise va entraîner des bouleversements profonds sur au moins une dizaine d’années.
Question 2 : Actuellement près de la moitié de l’humanité est confinée. C’est littéralement du jamais vu. Beaucoup se posent des questions sur la durée de cette pandémie. Vous qui avez un regard d’expert, dites-nous quelles sont les projections possibles ? Est-ce qu’après deux semaines de confinement la vie peut reprendre son cours normal ou redoutez-vous un prolongement ? Et surtout qu’est-ce qui va annoncer la fin de la crise, est-ce un vaccin ? Un remède ?
Dr Alain CAPO CHICHI : Cette crise comporte beaucoup de zones d’incertitudes, ce qui fait que même les chercheurs, les spécialistes les plus réputés n’arrivent pas à envisager son épilogue de façon précise. Les prospectivistes ne peuvent donc faire que des scénarios, des projections. Mais, sachons tous déjà une chose : c’est que la crise ne va pas durer deux (2) semaines comme vous le dites. Elle aura au moins trois phases : une phase immédiate que nous vivons actuellement et qui va durer entre trois (3) et dix-huit (18) mois, une phase à moyen terme qui durera entre dix-huit (18) mois et trois (03) ans et une phase irréversible sur le long terme.
Sur la phase sur le long terme, c’est qu’il y aura un changement radical du comportement des gens après la crise, notamment avec la distanciation sociale que la crise entraîne. Les chercheurs parlent d’innovation sociale. On parle par exemple déjà de télétravail, de téléenseignement, de la télémédecine et même après la crise, plus rien ne sera comme avant dans ces domaines.
La phase immédiate de la crise qui est visible, va être la période où les gouvernements vont chercher à maîtriser l’évolution de la maladie (ce que nous appelons la gestion des incidents), c’est-à-dire en cherchant à en limiter les conséquences, limiter le nombre de morts, l’influence en termes de perte d’activité économique, etc…, plutôt que de chercher à résoudre la crise, en s’attaquant à sa cause.
Il s’agit en effet de cette phase où les Chefs d’État sont intervenus et ont pris des mesures de confinement, de régularisation, des décisions importantes pour limiter les effets de la crise.
Cette phase de court terme va durer entre trois (3) et dix-huit (18) mois, le temps de trouver un vaccin ou un remède efficace ; mais encore une fois, elle risque d’être dramatique.
Elle sera dramatique, car déjà, il y a plusieurs morts, plusieurs entreprises fermées, des familles qui n’arrivent plus à se nourrir et donc, va entraîner d’autres formes de crises, notamment les divorces, les violences, même les bouleversements humanitaires, sécuritaires et politiques sur le moyen terme de la crise.
Question 3 : La crise sanitaire a également entrainé une crise économique monumentale. Ainsi, devons-nous opérer des changements notables dans nos habitudes, dans nos projets pour s’adapter à cette situation. Dites-nous, quelles dispositions doivent prendre par exemple les entreprises, les étudiants pendant et après la crise ?
Dr Alain CAPO CHICHI : La première disposition à prendre et la plus importante, est d’accepter et de composer avec la crise. Comprendre la crise, ses enjeux et s’y adapter rapidement. Ne dites surtout pas que la crise va être passagère et conjoncturelle. Elle va être durable et mondiale. Donc, un bon chef d’entreprise, un jeune étudiant et toute personne doivent se projeter en avant, pendant et après cette crise-là. Il faudra analyser ses forces et faiblesses et voir les mesures à prendre vis-à-vis de ses activités, de son organisation, de ses produits, de ses clients, de ses employés et examiner les compatibilités internes au regard des changements imposés par la crise, pour aborder des questions de continuité ou de changement d’activités, d’adaptation du personnel, de chômage technique ou de licenciement du personnel par exemple. Il s’agit en somme d’anticiper sur les évolutions de son secteur, de son pays et du monde. Les chefs d’entreprises et leurs agents doivent collaborer pour s’adapter à la crise, afin de ne pas subir collectivement. La crise sera difficile, mais ceux qui vont survivre sont ceux qui auront compris la crise et sauront en faire une opportunité.
Oui, dans chaque crise, il y a des opportunités, lesquelles sont dans les zones d’incertitudes et une crise est pleine d’incertitudes. C’est comme quand il y a un décès dans une famille tout le monde ne pleure pas de la même manière. Il y a une opportunité pour le vendeur de cercueils, les creuseurs de tombe, les organisateurs de funérailles, etc. Les chefs d’entreprises et leurs salariés doivent savoir que ce ne sont pas eux qui gouvernent leurs propres entreprises, mais c’est plutôt le marché, l’économie, les tendances technologiques, la loi de l’offre et de la demande qui les gouvernent.
Moi, j’ai bien aimé l’histoire du jeune entrepreneur dans une rue d’Abidjan qui a rapidement compris qu’il faut vendre des feuilles et racines intégrant de la quinine plutôt que de continuer à proposer des cartes de recharge. Donc, aujourd’hui, nous devons nous demander de quoi le marché a besoin et s’adapter. Aujourd’hui, les gens ont besoin de masques, de tests rapides du COVID-19, de nourritures à distance, d’étudier à distance, de se distraire à distance et même d’entretenir une relation à distance. En clair comment chaque entreprise rend compatible ses activités avec la distanciation sociale, cette mesure sans contact direct.
Question 4 : Concrètement, que faites-vous par exemple comme adaptation dans vos entreprises et que pourra faire un jeune entrepreneur qui tient un restaurant ou une boite de nuit, maintenant que les rassemblements sont interdits comment pourrait-il s’adapter ?
Dr Alain CAPO CHICHI : Si je dois prendre mon exemple, je dirige plusieurs entreprises dans plusieurs pays et nous sommes fortement dans le secteur de l’éducation. Les premières mesures qu’ont prises les gouvernements dans les pays où nous sommes installés, consistent en la fermeture des écoles et universités. Mais je peux vous assurer que du fait que nous ayons anticipé, nous faisons partie des 1 % d’établissements qui continuent d’enseigner à distance aujourd’hui. Nos étudiants ont été formés pour recevoir les cours à distance.
Nous avons énormément investi pour acheter plusieurs équipements, ce qui permet à nos étudiants de ne pas risquer une année blanche si la crise perdurait. Nos agents sont en télétravail parce que nous avons mis le dispositif adapté : une culture, une organisation, des équipements et un progiciel de gestion intégrée qui facilite le travail collaboratif et le contrôle du temps du travail à distance. Il a fallu aussi diagnostiquer nos activités qui se faisaient en contact avec les individus, pour les rendre compatibles avec le mode de distance.
Le paiement par exemple qui se faisait au comptant peut se faire aujourd’hui directement sur nos plateformes sans intervention et sans contact. J’ai demandé également à tous mes collaborateurs qui offraient des activités qui nécessitaient un contact direct de réadapter leurs outils et méthodes, de manière à être efficace à distance. Cela passe par l’accompagnement, la formation, la démission ou le chômage technique. Nous avons aussi adapté nos activités pour conquérir de nouveaux clients et créer de nouveaux produits. Vous savez que nous fabriquons déjà des ordinateurs, des téléphones, mais nous avons décidé de fabriquer aujourd’hui et très rapidement des masques, des respirateurs, des outils de test rapide de COVID-19, etc. Nous sommes une entreprise de taille moyenne.
Prenons l’exemple d’une petite entreprise telle qu’un restaurant par exemple. Dans les mesures prises par le gouvernement, votre restaurant est fermé et vos activités sont bloquées par le couvre-feu. Si vous dites que la crise est ponctuelle, alors vous aller laisser le restaurant avec le loyer à payer, les employés à payer ou au chômage technique et au bout de deux à trois mois, vous finirez par déclarer la faillite alors que dans le même temps, vos clients, même de leurs maisons, cherchent à manger. Vos collaborateurs cherchent à travailler, vous avez des ustensiles de cuisine et tout est aux arrêts.
La meilleure posture serait de réorganiser votre activité, même votre mode de résidence, de manière à continuer à vendre même à distance. Cela peut vous amener à changer de résidence à votre cuisinier, à changer ses horaires de travail, le packaging, le système de commande et de livraison, les modes de paiement, etc.
Vos serveurs peuvent devenir des marketeurs à distance, pour proposer vos plats en ligne.
Ils doivent aussi accepter de se former et s’adapter rapidement pour ne pas basculer en chômage technique. La crise va durer, peut-être que je dois compléter de nouveaux produits : assister les gens pour préparer à distance ou bien envoyer le cuisinier dans les familles pour une ou deux heures de cuisine. La crise va durer, donc, il faut de nouveaux produits, de nouvelles alliances pour se créer une opportunité.
Question 5 : Comme on le dit souvent, c’est en temps de crise que se créent les plus grandes opportunités. Comment peut-on transformer la crise du Coronavirus en une véritable opportunité pour la jeunesse africaine ?
Dr Alain CAPO CHICHI : C’est une opportunité parce que l’Afrique a une population majoritairement jeune. Les personnes de plus de 65 ans représentent moins de 5 % de la population alors qu’elles sont les plus touchées par la maladie. La crise va ralentir les importations, ce qui peut être une opportunité pour la production locale. La crise a obligé plusieurs personnes à rentrer au village, ce qui va favoriser le développement de nos régions qui vont avoir des ressources humaines plus qualifiées. Mais la révolution importante de la crise qui va bénéficier à l’Afrique, c’est le fait que je ne sois plus obligé d’aller en France, aux États-Unis, au Canada pour travailler. Le monde du travail a adopté le télétravail et les États africains, les jeunes africains doivent se positionner sur les nouveaux métiers qui peuvent faire qu’ils vont se retrouver à gagner 100 fois le salaire minimum de leur pays tout en étant sur place. Pour ce faire, ils doivent s’intéresser aux tendances technologiques, notamment la réalité augmentée, l’intelligence artificielle, le Bigdata, l’internet des objets, le cloud, la mobilité. Ces tendances sont simples et accessibles dans nos pays, mais vont accompagner la mutation des métiers actuels (85 % des métiers de demain).